CHAPITRE 2

— Ce garçon a l’air tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

Vandien se pencha dans l’embrasure de la porte de la cabine en suivant des yeux le regard de Ki. Il venait de finir de ranger leurs provisions dans les placards et les tiroirs à l’intérieur de la caravane. Les deux georns s’étaient avérés suffisants pour ravitailler amplement le chariot. Et c’était ce qu’ils avaient fait, poussés par Trelira. Vandien en était clairement mécontent. Ki n’avait pas l’habitude de dépenser une avance sur paiement avant d’avoir décidé d’accepter un travail. Ils étaient supposés rencontrer le garçon avant. Désormais, quels que soient les problèmes qu’il amenait avec lui, Ki les avait achetés d’avance, eux aussi.

— Il a quatorze ans ? fit observer Vandien, sceptique.

— On dirait plutôt qu’il en a seize. Mais c’est difficile à dire : certains garçons grandissent vite, répondit Ki.

Gotheris marchait aux côtés de son père et était presque aussi grand que lui. Cela lui faisait une demi-tête de plus que Ki  et le mettait à égalité avec Vandien. Ses cheveux bruns, coupés à la même hauteur sur les tempes et à l’arrière de son crâne, semblaient accrochés à sa tête à la manière d’un bonnet. Sa frange droite descendait jusqu’à toucher ses sourcils. Il avait les yeux clairs, bien qu’à cette distance, Vandien ne pût juger de leur couleur. Son visage était long et étroit, avec l’air encore inachevé du garçon qui est sûr d’avoir toutes les réponses tout en continuant à découvrir les questions. Son jeune corps était efflanqué, comme si les os avaient pris de l’avance sur la chair et les muscles qui viendraient les recouvrir. Sa chemise couleur crème était généreusement décorée de broderies rouges et jaunes, contrastant nettement avec la robe brune avec laquelle était habillé Brin. Cabri avait de larges pantalons bruns qui battaient au sommet de ses pieds chaussés de sandales. Le garçon arrivait les mains vides mais Brin portait un large panier sur son dos, ainsi qu’un sac de toile entre les mains. Vandien fronça les sourcils devant la fainéantise du garçon mais décida que ce n’était pas son affaire.

— Eh bien, nous voici, prêts à partir ! lança Brin en guise de salut.

Sa gaieté parut bien forcée aux oreilles de Vandien.

Ki lui répondit de manière neutre, en étudiant le garçon. Celui-ci avait de très grands yeux légèrement globuleux. C’était donc cela que son père avait voulu décrire en parlant des « yeux jores ». De près, ils étaient d’un vert si pâle qu’il se rapprochait du jaune et les pupilles n’étaient pas celles d’un humain. Un peu de métissage, donc, quelque part dans le passé de la famille. Le reste de son être semblait tout à fait humain. Il avait une jolie bouche rose mais, lorsqu’il souriait, il dévoilait des dents aussi étroites et longues que celles d’un cabri. Cabri fixa un regard pétillant sur Ki et Vandien tandis que Brin déposait ses bagages près du chariot et s’essuyait le visage à l’aide d’un mouchoir taché.

— Voici mon fils, Gotheris. Gotheris, présente tes respects au conducteur et à sa femme. Vandien et Ki.

— La conductrice et son partenaire. Ki et Vandien, le corrigea Vandien d’une voix douce.

— Je vois. Je vous demande pardon, rougit Brin.

Mais Ki ignora sa bévue. Gotheris gloussa, un rire haut perché évoquant plus la petite fille que l’adolescent proche de l’âge d’homme.

— Bon, au moins je saurai dès le départ à qui je devrai prêter l’oreille ! lança le garçon en souriant d’un air ravi à Ki puis à Vandien. C’est ça, le chariot ?

— Tu devras prêter l’oreille à celui d’entre nous qui te parlera, répondit Ki d’une voix ferme.

Mais le garçon s’était détourné et grimpait déjà à l’intérieur de la caravane.

— Je vous prie de l’excuser, se hâta de dire Brin en adoptant un ton apaisant. Il est tellement excité à l’idée de se mettre enfin en route, et plein de curiosité vous concernant et au sujet de votre chariot. J’ai bien peur que parfois, son impulsivité l’emporte sur ses bonnes manières. Je crains que vous ne le trouviez un peu grossier, de temps en temps. Nous vivons une vie rurale et isolée depuis si longtemps que Gotheris ne peut se targuer de posséder les grâces et la sophistication qu’on peut trouver chez un enfant de la ville. Il est regrettable que les garçons de cet âge se croient souvent spirituels et en droit de juger les autres. Avec moi pour seul compagnon, il a pris l’habitude de parler de façon plutôt directe aux adultes et fait souvent part de son opinion sans qu’on la lui demande. Mais tous les garçons de son âge ne sont-ils pas ainsi ? Ses manières sont un peu abruptes, je le crains, mais les enseignements et la discipline d’un guérisseur auront tôt fait d’arranger ça.

Les yeux de Brin allaient de Ki à Vandien, comme s’il sentait leur hésitation. Il ne cessait de hocher la tête en parlant et souriait avec tant d’insistance tandis qu’il expliquait et excusait le comportement de son fils que Ki finit par hocher la tête en retour pour l’apaiser.

— Il n’y a qu’un grand lit, là-dedans ! Est-ce qu’on dormira tous empilés les uns sur les autres ? Je vous préviens, je demanderai à être sur le dessus !

Le garçon était suspendu à l’embrasure de la porte, un grand sourire sur le visage. Son ton grivois fit voler en éclats l’accord tacite qui venait d’être conclu. Avant que Ki ou Vandien puissent dire quoi que ce soit, Brin s’avança et le saisit par l’épaule.

— Gotheris ! Surveille tes paroles ! Veux-tu que ces gens te jugent grossier et sans esprit ? Montre-leur du respect, sans quoi tu ne rejoindras jamais Dellin.

— Oui, père, répondit Gotheris.

Il parut soudain si humble, si posé, que Vandien sentit son dégoût s’atténuer.

— Es-tu déjà parti loin de chez toi ? lui demanda Ki avec désinvolture.

— J’ai bien peur que non, répondit Brin à la place de Cabri. Voyez comme il est excité ; cela fait si longtemps qu’il souhaite quitter Keddi pour découvrir le monde. Je crains que, dans son excitation, il ne se montre pas sous un jour très favorable.

— J’ai l’habitude de la façon d’être des garçons, répondit Ki en s’adressant au père et au fils. Personne ne saurait voyager avec les Romnis sans s’habituer aux comportements turbulents des enfants. Même les plus disciplinés se montrent extravagants au début d’un voyage. Mais, ajouta-t-elle en se tournant gravement vers Gotheris, nous devons nous entendre avant de pouvoir sceller cet accord en nous serrant la main. Si nous emmenons Gotheris, il devra accepter d’obéir à Vandien et moi. J’attendrai de lui qu’il participe aux corvées du campement le soir venu, qu’il nettoie derrière lui et aide à prendre soin des chevaux. Cela signifie aller chercher de l’eau si nécessaire, aider à défaire les harnais à la nuit tombée, ce genre de choses. En bref, bien qu’il soit notre passager, il devra également agir en membre responsable de l’expédition.

L’expression de Gotheris s’était faite de plus en plus indignée tandis que Ki parlait. Les mots jaillirent de sa bouche sans prévenir :

— Mais mon père vous paye pour m’emmener !

— Chut, fils. (Les larges mains de l’homme lui firent signe de se calmer.) Je suis sûr que tu comprends que, durant un tel voyage, tout le monde doit y mettre du sien. Et, Gotheris, pense à tout ce que tu vas apprendre !

Le garçon ne répondit pas et ses yeux s’abaissèrent vers le sol poussiéreux. Mais juste avant que Ki ne reprenne la parole, il releva vivement le regard pour croiser celui de Vandien, qu’il jaugea d’un air rebelle. Vandien rencontra son regard avec gravité et le garçon baissa les yeux. Mais un demi-sourire s’était fait jour sur son visage. Vandien étouffa un soupir. Cela viendra bien assez tôt, gamin, se promit-il intérieurement.

— Il devra se montrer courtois, pas seulement envers nous mais envers tous ceux que nous pourrons croiser en chemin. Et, dans un environnement si petit, je dois insister sur la propreté personnelle et le respect de l’intimité des autres.

Ki continuait sa liste de conditions. Brin en approuvait chaque élément de la tête, mais le garçon ne semblait pas concerné. Il entreprit d’abord de se curer les dents avant de s’accroupir pour se gratter vigoureusement la cheville.

— Je suis sûr qu’il ne vous posera pas de problème, une fois qu’il se sera habitué au rythme du voyage. Il sait qu’il doit bien se conduire s’il veut rejoindre Dellin sans délai. Il fera de son mieux pour être utile. N’est-ce pas Gotheris ?

Le garçon accroupi releva la tête vers son père en dévoilant brièvement ses dents.

— Bien sûr, père. Quel garçon ne bondirait pas pour saisir la chance de voyager jusqu’à cette ville étouffante qu’est Villena, afin de s’user les yeux à étudier avec un oncle dénué de tout humour ? Tout ça pour pouvoir passer le restant de ses jours à examiner des gens malades et malodorants et à mettre au monde des bébés braillards pour des femmes hurlantes ? À quoi d’autre pourrais-je donc avoir envie de consacrer ma vie ?

Les mots étaient terriblement grossiers, mais le ton de sa voix était si franc et si sincère que Vandien se sentit perdu. S’agissait-il là des propos d’un jeune homme ayant vécu de manière isolée pendant l’essentiel de son existence ? De taquineries familières entre un père et son fils ? Brin sembla préférer ignorer la remarque plutôt que d’en sourire.

Dans le silence gêné qui suivit, Ki croisa le regard de Vandien. Il se détendit d’un coup. Son regard lui disait tout ce qu’il avait besoin de savoir. Les derniers mots du garçon l’avaient décidée : elle ne l’emmènerait nulle part. Vandien laissa intérieurement échapper un soupir de soulagement. Oh, elle allait rouspéter à l’idée de convertir une partie de l’or des Ventchanteuses en georns pour rembourser l’avance de Trelira, mais c’était préférable au fait de se retrouver coincés avec ce garçon. Il n’avait pas réalisé à quel point l’idée de voyager en sa compagnie le glaçait avant que la menace n’en soit levée. Il revenait à Ki d’en informer Brin. Après tout, c’était son chariot et son équipage ; la décision finale lui revenait. Que la lune en soit remerciée, ajouta-t-il pour lui-même.

Il s’éloigna avec désinvolture en direction des chevaux et entreprit d’examiner leurs oreilles à la recherche de tiques. Voilà deux choses qu’il n’appréciait guère dans ces terres chaudes qu’ils traversaient désormais : les nouveaux insectes qu’ils rencontraient, et ce problème d’yeux humides et de nez coulant en permanence dont souffraient les deux hongres, même par temps chaud. Il se demanda s’ils allaient suivre la route de Villena, même sans passager. L’idée lui plaisait. Ils croiseraient des gens intéressants sur la route et traverseraient des villes fascinantes. Peut-être même verraient-ils d’autres Romnis. Ki avait entendu dire que certaines tribus vivaient dans ces terres du Sud, mais ils n’en avaient jusqu’alors jamais croisées. Même s’ils ne rencontraient aucun autre Romni, il y aurait de nouvelles villes à explorer. Peut-être trouveraient-ils un artisan assez compétent qui lui fabriquerait un nouveau fourreau en cuir pour sa rapière. Le sien était pratiquement en bout de course. Il songea avec plaisir à l’épée qu’il avait aperçue le jour précédent ; une arme étonnante, encore plus flexible que sa rapière, mais dotée de barbelures au niveau de la pointe. Une arme destinée à souffleter et à arracher, lui avait-on indiqué. Entre la lame et le fouet. Il n’avait encore jamais vu quelqu’un se servir d’une telle arme. En cas de duel, cependant, il aurait plutôt parié sur sa rapière. Il imaginait bien une telle arme se coincer dans les vêtements d’un adversaire, tandis que sa rapière pouvait entrer et sortir de façon aussi vive que mortelle.

— Prêt à partir ?

La voix de Ki provenait de derrière lui. Il se retourna rapidement et l’attira impulsivement contre lui, l’embrassant avant qu’elle n’ait pu s’esquiver. Contre ses lèvres, sa peau s’avéra agréablement chaude, quoique recouverte d’une fine couche de poussière. Il la coinça contre lui.

— Où allons-nous ? lui demanda-t-il.

Il se sentait aussi libre qu’un enfant.

Elle plaça son coude entre eux et se dégagea de son étreinte. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers l’endroit où Brin, scandalisé, étudiait soigneusement le sol à ses pieds. Il n’avait pas l’air aussi déçu que ce à quoi Vandien s’était attendu. Et Ki avait l’air plus irritée.

— Villena, évidemment. Cabri est en train d’installer ses affaires dans la caravane. Oh, il a dit que ça ne le gênait pas qu’on l’appelle Cabri ; en fait, il préfère ça. Et les pièces sont dans ma bourse. Alors arrête d’agir comme un idiot et mettons-nous en route. Tu as examiné le sabot de Sigurd ?

— On emmène le gamin ? s’exclama Vandien, stupéfait.

Ses bras lâchèrent Ki pour retomber le long de son corps.

— Bien sûr. Bon, j’ai bien failli abandonner pendant un moment : il peut vraiment se montrer grossier. Mais lorsque je lui ai demandé s’il pensait pouvoir faire les choses à notre manière, il a immédiatement changé d’attitude. Il a présenté des excuses en m’assurant qu’il ferait de son mieux. Je crois qu’il était embarrassé de son comportement. Il a vraiment envie de partir. Je pense qu’une large part de son attitude vient d’un désir de s’imposer aux yeux de son père, de lui faire savoir qu’il est désormais un jeune homme, prêt à voler de ses propres ailes. Les garçons disent des choses vraiment malvenues lorsqu’ils essayent d’avoir l’air malin. Tu sais comment ils sont : ils se conduisent de la pire façon juste au moment où leurs parents tentent de démontrer à un invité à quel point ils sont bien élevés. Je l’ai laissé seul avec son père afin qu’ils puissent se dire au revoir... Vandien, tu vas bien ?

— J’étais tellement sûr que tu allais refuser.

Les plans hauts en couleur qu’il venait d’échafauder s’écroulaient brusquement.

— Moi aussi, pendant une minute, admit-elle en souriant.

Puis son expression se fit plus songeuse :

— Mais il y a quelque chose dans le visage de Cabri, quand on le regarde de près. Il y a un homme dans ce gamin, qui tente de sortir. Et je pense que ce sera plutôt un homme bien, une fois qu’il aura appris à oublier ses manières infantiles et à prendre les gens tels qu’ils sont.

— Oh, Ki.

Il fixait sur elle un regard de reproche.

— Ah non, ne commence pas à bouder !

Elle entreprit de vérifier les moindres détails du harnais de Sigmund. Elle parlait par-dessus son épaule, sans croiser le regard de Vandien.

— Notre accord tient toujours. Je serai aussi irresponsable que tu voudras, dès que nous aurons déposé Cabri. Le voyage ne dure que quatorze jours, je sais que tu seras capable de le supporter pendant cette période. De plus, je ne crois pas qu’il sera si terrible, une fois qu’il sera habitué à nous. Les enfants imitent leur entourage. Si nous le traitons comme un homme et que nous attendons qu’il se comporte comme tel, il le fera. Tous les garçons doivent grandir un peu. Cabri est un peu à la traîne dans ce domaine, c’est tout.

— Il a surtout besoin qu’on lui remette les idées en place, marmonna Vandien.

Ki lui décocha un regard d’avertissement.

— Donne-lui une chance, protesta-t-elle. Ce n’est qu’un gamin.

Vandien jeta un regard par-dessus son épaule, à temps pour voir Brin empoigner l’épaule de son fils dans un geste d’adieu, puis se détourner et s’éloigner à grands pas. Cabri écarquillait de grands yeux en suivant son père du regard, comme si le dos de Brin était la chose la plus stupéfiante qu’il n’avait jamais vue. Brin leva une main pour se frotter brièvement les yeux. Vandien fut soudain assailli par une bouffée de colère :

— Lorsque j’avais son âge, celui qui m’aurait traité de gamin aurait dû faire face à ma lame !

— C’est exactement ce que je voulais dire, annonça finement Ki. Mais tu as grandi, et lui aussi va grandir.

— J’imagine qu’en deux semaines, tu vas le transformer en jeune homme responsable ? demanda Vandien avec amertume.

— Ce n’est pas impossible.

Elle refusait manifestement de se quereller avec lui :

— Regarde les progrès que j’ai faits avec toi, au bout de quelques années seulement. Ne te comporte pas comme ça ; je croyais que c’était lui, l’enfant gâté, ajouta-t-elle plus sérieusement.

Vandien se contenta de la dévisager.

— Ce voyage ne sera mauvais que si tu le rends ainsi, fit-elle observer.

— Exact, admit-il d’un air revêche.

Il se pencha pour examiner le sabot de Sigmund. Ki entreprit de vérifier le harnais de Sigurd. Les grands chevaux gris restaient immobiles et calmes sous le soleil. Vandien reposa le sabot et fit un effort conscient pour se débarrasser de sa mauvaise humeur. Il ne s’agissait pas juste d’une déception. L’idée de voyager en compagnie de Cabri l’emplissait de consternation. Vandien ne se souvenait pas avoir jamais été aussi inexpérimenté et immature. À l’âge de Cabri, il traçait déjà sa propre voie dans le monde. Il tressaillit tandis que ses vieux souvenirs lui revenaient. Dormir dans les étables et les fossés, raconter des histoires auprès du feu dans les auberges pour obtenir une tranche de pain et un morceau de fromage. Se faire attaquer, une fois, et tout perdre au profit des voleurs, y compris ses vêtements. Dérober des habits à une femme faisant sa lessive au bord de la rivière et se faire poursuivre par ses chiens. Voyager en compagnie d’un groupe de Denés en territoire brurjan et se voir abandonné après avoir claqué un moustique sur son bras et pris sa vie. De si charmants souvenirs, songea-t-il avec ironie. L’éducation idéale pour les jeunes années d’un homme ; aucun garçon n’aurait dû se voir dispenser de telles expériences. Peut-être était-il jaloux ? Jaloux d’un jeune homme profitant encore de l’innocence et de la frivolité de l’enfance.

Il avait vérifié les lanières du harnais tout en réfléchissant. Il marqua un temps d’arrêt et s’appuya contre le large dos de Sigmund pour observer Ki. Elle avait attaché sa longue chevelure en arrière, mais des mèches brunes oscillaient déjà devant son visage. Le soleil du sud avait bruni son visage et ses bras, rendant ses yeux verts plus remarquables encore. Il se souvint avoir acheté le fin chemisier jaune qu’elle portait rentré dans son pantalon. Le corsage était décoré de minuscules feuilles vertes et de petites fleurs bleues brodées. Le vêtement lui allait à ravir. Lorsqu’elle n’était pas en colère. Elle avait le front plissé : elle prenait si sérieusement les choses. Il se racla la gorge et elle leva le regard vers lui. Il lui fit un grand sourire. Elle le fixa un moment d’un regard froid avant de détourner la tête pour dissimuler son sourire en retour.

— Si tu m’avais dit que cela te rendait chaleureuse et protectrice, j’aurais pu me mettre à agir de manière grossière et déplaisante il y a longtemps, lui lança-t-il.

Il vit qu’elle se détendait.

— Du crottin à la place du cerveau, fit-elle observer avec tendresse. Il est temps de faire tourner ces roues.

Ki grimpa sur le siège surélevé à l’avant du chariot. Vandien était sur le point de lui emboîter le pas lorsque la porte de la cabine s’ouvrit. Gotheris sortit maladroitement pour venir s’asseoir sur le siège. Il se posa en plein milieu.

— Je veux conduire l’attelage en premier, annonça-t-il.

— Peut-être plus tard, suggéra Ki. Après que tu m’auras observée quelque temps. Ce n’est pas aussi facile qu’il y paraît, en particulier avec tous les passants que l’on rencontre en ville.

— Vous avez dit que je devrais vous aider. Et mon père m’a promis que j’apprendrais de nouvelles choses. Donc je veux conduire.

Sa voix geignarde irritait Vandien. Mais il saurait se montrer tolérant. Il allait s’adresser à Cabri comme à un adulte.

— Il faut savoir une chose sur Ki : c’est toujours elle qui conduit, sauf si elle est malade ou si elle s’ennuie sur une route droite et interminable. Donc, quand elle te tend les rênes, ça signifie généralement qu’il n’y aura pas grand-chose d’amusant à faire. Avec cet équipage, de toute façon, il n’y a pas vraiment de surprise. Sigurd et Sigmund choisissent eux-mêmes le chemin et l’allure. Donc détends-toi et profite du voyage.

Cabri pencha la tête sur le côté et baissa le regard sur Vandien, les yeux brillants.

— Pourquoi vous lui laissez décider de tout ? Aucune femme ne me traiterait comme ça. Mais si les chevaux sont si malins que ça... (Il se retourna vers Ki.) Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas conduire le chariot dès maintenant ?

Ki détourna son regard du visage tendu de Vandien et s’adressa directement à Cabri.

— Parce que ce n’est pas ce que l’attelage pourrait faire qui m’inquiète. Je crains plutôt l’idiot qui va surgir sous leur nez ou le cavalier qui se croit obligé de galoper en occupant le milieu de la route.

— Mais mon père a dit...

— Et qui plus est, ajouta Vandien en se hissant sur le siège, Ki a dit non. Et je dis non. Maintenant, bouge-toi de là afin qu’on puisse se mettre en route.

Cabri le fixa de ses yeux plus jaunes que jamais :

— Et dire que mon père a payé cher pour que l’on me traite ainsi, commenta-t-il d’un ton amer.

Il se décala néanmoins sur le siège. Ki s’installa et prit les rênes. Vandien n’appréciait guère le fait que Cabri lui ait pris sa place aux côtés de Ki, mais il se refusa à dire quoi que ce soit. Il prit place auprès de Cabri.

— Allons-y, proposa-t-il à voix basse.

— Hue ! lança Ki à l’attelage en secouant légèrement les rênes.

Les chevaux étaient prêts. Ils pressèrent leurs épaules contre les colliers et les grandes roues jaunes du chariot commencèrent à tourner. Leurs lourds sabots étaient presque silencieux dans les rues couvertes de sable. La ville de Keddi se mit à défiler autour d’eux à la manière d’arbres sur les berges d’une rivière.

— Ils ne vont pas plus vite que ça ? demanda Cabri d’une voix irritée.

— Hum hum, lâcha Ki en hochant la tête. Mais ils avancent toute la journée durant et nous arrivons toujours à destination.

— Vous ne les fouettez jamais pour les lancer au galop ?

— Jamais, mentit Ki en anticipant la conversation.

Vandien écoutait à peine. Son attention était concentrée sur ce qui se passait dans la rue. Tandis que le chariot de Ki descendait tranquillement la rue, tous les regards se tournaient vers lui. Et s’en écartaient tout aussi vivement. Tous notaient le passage de Cabri mais personne ne lui lançait un au revoir ni même un « bon débarras ! ». Ils l’ignoraient avec la même application qu’ils auraient mise à ne pas voir un mendiant vitupérant. Il ne s’agissait pas de haine, décida Vandien, ni de mépris, ni de quoi que ce soit facile à identifier. Plutôt comme si chacun d’eux se sentait personnellement embarrassé par le garçon. Mais cela n’avait pas de sens. Pouvaient-ils avoir infligé quelque chose au gamin qu’ils regrettaient tous à présent ? Un acte d’intolérance qui serait allé trop loin ? Vandien avait un jour traversé une ville où une fille demeurée avait été estropiée des suites de la cruauté de garçons plus âgés. Il l’avait vue assise sur un trône, près de la fontaine, vêtue de superbes vêtements et occupée à dévorer salement les mets de choix qu’on lui avait anonymement fait parvenir. Le symbole de la honte et de la pénitence de la ville, mais toujours intouchable. Quelque chose de semblable se déroulait ici avec Cabri. Vandien en était certain.

— Mais ils pourraient galoper s’il le fallait ? insistait Cabri.

— J’imagine que oui, répondit Ki d’une voix déjà tendue.

Deux semaines à tenir, songea Vandien en soupirant.

Le bâtard noir surgit de nulle part. L’instant d’avant, la rue était calme, les gens occupés à faire affaire dans les stands et les tentes du marché local, leurs regards soigneusement détournés du chariot de Ki. Puis d’un coup, le petit chien jaillit hors de la foule en aboyant furieusement vers l’équipage. Sigurd inclina les oreilles d’avant en arrière, mais le placide Sigmund continua sa route comme si de rien n’était. Pourquoi s’inquiéter d’un animal à peine plus grand que mon sabot, semblait-il dire.

Puis le chien s’élança directement entre les sabots des chevaux pour mordiller les talons de Sigurd. Le grand animal émit un reniflement et exécuta un pas de côté dans son harnais.

— Calme ! lança Ki.

Puis :

— Rentre chez toi, le chien !

Mais l’animal ne prêtait aucune attention à Ki, ni à la femme qui était sortie en courant de son stand de sucreries pour l’appeler :

— Ici, Morceaux ! Arrête ça tout de suite ! Qu’est-ce qui te prend ? C’est juste un cheval ! Laisse-le tranquille !

Le chien excité continuait de sautiller en jappant autour des chevaux, mordillant les bords de leurs énormes sabots. Sigurd fit un bond de côté, donnant un coup d’épaule à son frère qui se mit à s’agiter à son tour. Les grands hongres gris agitaient la tête, leurs crinières volant dans l’air tandis qu’ils tentaient de se débarrasser de leurs mors. Les piétons s’éloignèrent peureusement et les mères soulevèrent leurs petits enfants dans leurs bras tandis que l’équipage déviait en direction des stands. Vandien n’avait jamais vu les bêtes, habituellement impassibles, se montrer à ce point agitées face à un événement aussi banal. Non plus qu’un chien aussi déterminé à se faire écraser. Ki lança ses chevaux au trot, dans l’espoir de quitter le territoire du chien, mais celui-ci continua de les poursuivre et la femme à courir derrière eux en appelant « Morceaux ! Morceaux ! ».

— Je vais arrêter le chariot et peut-être qu’elle réussira à le rappeler, grogna Ki avec irritation.

Elle tira sur les rênes mais Sigurd s’opposa au mouvement, baissant la tête sur son poitrail et incitant son voisin à faire de même. Vandien demeura silencieux tandis que Ki tenait fermement les rênes, stupéfaite de l’étrange désobéissance des chevaux gris.

Pendant un instant, le chien parut se calmer. La femme était presque arrivée à leur hauteur. Puis le bâtard bondit brusquement pour planter ses dents dans l’épais mollet de Sigurd. Le grand animal rua brusquement face à cette nouvelle et soudaine nuisance. Cette poussée sur le harnais effraya Sigmund et l’équipage s’élança en avant. Vandien vit les rênes glisser et agrippa le siège. Les hongres étaient libres d’agir et ils le savaient. De la poussière s’envola et le chariot oscilla brutalement comme ils se lançaient dans un galop pesant. Vandien entendit un couinement et un cahot lui donna un haut-le-cœur. Le chien n’était plus. Derrière eux, la femme poussa un cri d’angoisse. L’équipage continuait sa course folle, comme aiguillonné.

— Accroche-toi ! lança Vandien à Cabri.

Il fit en sorte de laisser à Ki le plus d’espace possible. Elle tirait fermement sur les rênes pour tenter de reprendre le contrôle. Ses tendons étaient visibles au creux de ses poignets et ses doigts devenaient blancs sous l’effort. Vandien eut un bref aperçu de sa bouche pincée et de ses yeux emplis de colère. Puis le visage de Cabri accapara son attention.

Sa petite bouche rose était largement étirée en une grimace d’excitation révélant ses dents jaunes. Ses mains étaient agrippées au siège mais ses yeux étaient remplis de frénésie. Il n’avait pas peur. Non, il s’amusait. Ils dépassèrent la dernière des huttes de Keddi. La route s’ouvrait devant eux, droite et plate.

— Laisse-les courir, Ki ! suggéra Vandien par-dessus le vacarme que produisait le chariot. Laisse-les se fatiguer tout seuls !

Elle ne le regarda pas mais donna du mou dans les rênes, ajoutant même une petite secousse pour inciter les chevaux à continuer leur course. Leurs pattes s’allongèrent et leurs larges hanches se mirent à osciller en rythme tandis qu’ils tendaient le cou, courant aussi vite que possible. De la sueur commença à couler sur leurs flancs, se mêlant à la poussière de la route. La journée était chaude et ils eurent tôt fait de se fatiguer. Ils se mirent à souffler bruyamment avant même de retomber au trot, puis au pas. Leurs oreilles s’agitaient d’avant en arrière, dans l’attente d’un signe. Sigmund redressa la tête puis la secoua, comme si son propre comportement le laissait perplexe. Ki ramena silencieusement les rênes à elle, faisant connaître sa volonté aux chevaux. Elle avait repris le contrôle.

Vandien poussa un soupir de soulagement et s’appuya en arrière contre le dossier du siège.

— Qu’est-ce qui s’est passé, à ton avis ? demanda-t-il à Ki d’un ton désinvolte, à présent que tout était terminé.

— Satané chien, se contenta de maugréer Ki.

— Eh bien, il est mort à présent ! s’exclama Cabri avec une immense satisfaction.

Il se tourna vers Ki, les lèvres humides d’excitation :

— Ces chevaux filent vraiment vite, si vous les laissez faire ! Pourquoi devrait-on y aller d’un pas aussi lent ?

— Parce que nous irons plus loin en progressant lentement tout le jour durant plutôt qu’en faisant courir l’attelage jusqu’à l’épuisement et en étant obligés de s’arrêter pour l’après-midi, répondit Vandien.

Il se pencha dans le dos du garçon pour parler à Ki :

— Bizarre, ce chien qui vit juste à côté de la route et qui se met à aboyer après les chevaux. Je me demande ce qui lui a pris.

Ki secoua la tête.

— Elle venait probablement d’adopter ce cabot. Elle a eu de la chance qu’il ait choisi de s’en prendre à un attelage paisible. Certains chevaux auraient paniqué, sans se soucier des tentes ou des passants.

— Ça a toujours été un chien méchant, leur annonça Gotheris. Un jour, il m’a même mordu, juste parce que je voulais le prendre dans mes bras.

— Donc tu le connaissais ? demanda Vandien.

— Oh oui. Melui avait Morceaux depuis un bon moment. Son mari le lui a donné juste avant de se faire éventrer par leur propre taureau.

Vandien se tourna vers Ki, sans se soucier de savoir si Cabri pouvait ou non lire l’expression de son regard :

— Tu veux que je reparte pour lui parler ? Pour expliquer ? proposa-t-il.

Ki soupira.

— Tu ne nous rattraperas jamais à pied. Et de plus, que pourrais-tu lui dire, si ce n’est que nous sommes désolés de ce qui est arrivé ? Peut-être préférera-t-elle avoir quelqu’un à blâmer et vers qui tourner sa colère. (Ki se frotta le visage d’une main et lui fit un sourire triste.) Tu parles d’une façon d’entamer un voyage !

— Moi je trouve que ça a plutôt bien commencé ! s’exclama joyeusement Cabri. Maintenant que la route est droite et lisse, je peux conduire ? J’aimerais bien les faire galoper dessus.

Vandien émit un grognement. Ki ne répondit pas. Les yeux fixés sur l’horizon, elle maintint les bêtes en sueur à une allure régulière.

— Allez ! S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! répéta Cabri d’une voix gémissante. Le voyage s’annonçait long. Très long.

Les roues du destin
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